Communiquer dans un monde fragmenté : écoute, récit, légitimité

May 26 / Ekedi Kotto Maka

Naviguer dans un espace public fragmenté ne consiste plus à maîtriser des messages, mais à décoder des tensions. Le communicant n’a plus le confort du récit bien cadré : il travaille dans la friction, là où les récits et les narratifs ne s’alignent plus. Il compose avec l’instable, conscient que tout récit peut être retourné contre « lui ». Il arbitre des conflits de perception dans un espace public fracturé.

Accepter l’instabilité : les publics sont multiples, ambivalents et inégaux

Comprendre son terrain d’action ne veut pas dire contrôler les publics ou prévoir l’imprévisible. Pour les professionnels de la communication, il s’agit moins de dominer l’espace que de l’écouter, de le lire en creux et de composer avec ses contradictions.

Les parties prenantes (clients, usagers, partenaires, citoyens, collaborateurs) ne sont ni homogènes ni toujours accessibles. Elles sont fragmentées, parfois silencieuses, souvent ambivalentes.

Une cartographie sérieuse ne se contente pas d’identifier les acteurs visibles ; elle interroge aussi les absents, les voix marginalisées et les tensions souterraines. Adapter un message, ce n’est pas seulement le traduire dans une autre langue ou tonalité. C’est choisir un positionnement dans un champ de forces — ce qui suppose des arbitrages éthiques.

Imaginons une organisation qui mène une campagne de sensibilisation : sur le papier, elle s’adresse à « la population générale ». En réalité, elle touche surtout les publics déjà informés, déjà convaincus. Ceux qui se sentent exclus, ignorés ou stigmatisés n’entendent pas le message — ou y résistent. Non pas parce qu’ils sont hostiles, mais parce qu’ils ne s’y reconnaissent pas. Parce que leur expérience n’a pas été prise en compte dans la construction du récit.

Autre cas fréquent : une institution publique ou une entreprise confrontée à une critique en ligne. Sa première réaction est souvent de répondre avec des chiffres, des faits ou des procédures, pensant ainsi apaiser les tensions. Cela ne suffit pas toujours. Avec du recul, on réalise que dans certains cas, ce qui est attendu ne se limite pas à des informations objectives : c’est souvent un besoin de reconnaissance. Les publics ne demandent pas nécessairement une solution immédiate. Ils souhaitent avant tout être écoutés, que leur ressenti soit pris en compte dans la réponse, qu'elle soit déclaration ou explication. Selon les circonstances, ils attendent que leur expérience soit reconnue comme légitime, même si elle est partielle, subjective ou chargée d’émotion.

En prenant conscience des enjeux sociaux et des narrations concurrentes, le communicant doit savoir déceler les récits dominants et ceux qui restent invisibles. Une veille sur les tendances médiatiques et sociétales doit donc être critique : quelles narrations dominent l’espace public ? Quelles autres sont passées sous silence ? Quels biais renforçons-nous sans le vouloir ?

S’adapter ne suffit pas ; il faut parfois confronter les récits, pour redéfinir les termes du débat et ouvrir la voie à une communication perçue comme juste.

Les données ne parlent jamais seules

Les données sont précieuses, mais elles ne disent pas tout. Derrière chaque chiffre, il y a des angles morts : des publics mal représentés, des biais de collecte ou encore des interprétations orientées.

Le danger n’est pas l’absence de données, mais la confiance aveugle qu’on leur accorde. Trop souvent, elles servent à valider des décisions déjà prises, motivées par des logiques politiques, émotionnelles ou opportunistes. Pour les décideurs, s’appuyer sur l’analyse doit aller de pair avec une capacité d’autocritique.

Cela ne signifie pas que toutes les décisions sont biaisées ou manipulées : dans certains contextes, les données sont réellement mobilisées pour éclairer l’action de manière rigoureuse. Toutefois, les données ne parlent jamais d’elles-mêmes. Leur sélection, leur interprétation et leur « mise en récit » dépendent toujours d’un cadre de pensée. C’est pourquoi il est essentiel de maintenir un regard critique sur leur usage, de croiser les sources et de rester attentif à ce qu’elles peuvent invisibiliser,  notamment les dimensions humaines, sociales ou symboliques d’une situation.

Transformer la défiance en relation

On ne mobilise pas tous les publics. Certaines audiences ne se laissent ni convaincre ni capter. Pourtant, elles influencent la réputation, l’acceptabilité, la légitimité.

Dans ces cas-là, le storytelling ne suffit plus. Il faut créer des espaces de dialogue, accepter le désaccord, écouter activement ce qui dérange. Les critiques ne sont pas forcément des erreurs d’interprétation : ce sont des signaux faibles, à prendre au sérieux.

Lorsque la parole ne suffit plus, ou que la défiance s’installe, l’enjeu devient relationnel.

Prenons un exemple simple et quotidien. Un patient exprime une réticence à suivre un traitement médical préconisé par son médecin. Ce dernier, convaincu par les données cliniques, répond en opposant des arguments techniques : chiffres, études, probabilités.

Si le patient n’a pas confiance, ou s’il porte en lui une histoire familiale de méfiance vis-à-vis de la médecine, cette réponse peut sembler froide, voire autoritaire. Elle risque de renforcer la distance...

À l’inverse, commencer par entendre les craintes, poser des questions ouvertes, reconnaître les doutes, peut restaurer une forme de lien. Ce n’est pas la solidité de la donnée qui convainc ici, mais la qualité de l’écoute. La communication devient relationnelle. En réalité ce  n’est pas la véracité d’un argument qui convainc, mais la légitimité perçue de celui qui le porte.

Trois leviers pour déminer les terrains sensibles

1. Cartographier les récits concurrents, pas seulement les cibles

Ne vous arrêtez pas aux audiences. Identifiez les divers récits et narratifs : qui parle, avec quelle légitimité, et contre quoi ? Analysez aussi les récits en marge ou radicaux, pas pour les valider, mais pour anticiper leur impact.

2. Tester les messages sur des profils critiques

Faites évaluer vos messages par des publics extérieurs ou critiques. Leurs réactions peuvent révéler des angles morts avant qu’ils ne deviennent des points de friction. Ne cherchez pas à lisser les tensions. Rendez-les visibles, comprenez-les, et intégrez-les à votre communication.

3. Ancrer la légitimité dans la relation, pas dans la preuve

Dans un climat de méfiance, ce n’est pas le « vrai » qui convainc, mais le « crédible ». Bâtissez la relation avant l’argumentation. Commencez par reconnaître une peur ou une frustration avant de proposer une réponse qui vous parait à vous « rationnelle »…

Pour aller plus loin

Le terrain est vivant : entrez-y sans arrogance.

Le terrain que vous observez et dans lequel vous naviguez ne se laisse ni posséder ni prédire. Il se vit, se traverse, se négocie. Pour les communicants et décideurs, cela suppose une posture d’humilité active : observer sans projeter, dialoguer sans manipuler, ajuster sans renoncer à son intégrité.
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Analyser et comprendre le terrain informationnel